« La seule chose que nous ayons à craindre, c’est la crainte elle-même » – F.D. Rooselvelt
Je suis souvent étonné de voir avec quelle absence de recul et de prospective le monde politique aborde la révolution numérique en préparation, en particulier la robotisation et l’irruption de l’intelligence artificielle. Cette quatrième révolution industrielle risque pourtant bien de provoquer, dans les dix à vingt ans à venir, un séisme de nature à déstructurer le difficile équilibre entre la prospérité économique à la base d’une redistribution solidaire des richesses, la volonté d’une innovation permanente et la place centrale que doit occuper l’humain dans tout choix politique.
Cet aveuglement, cette forme de foi insensée, à défaut d’être naïve, en une globalisation mondiale béate porteuse de progrès constituent le pilier de la pensée ultra-libérale ; ce n’est pas nouveau.
La gauche responsable quant à elle, celle qui parie non sur les peurs de nos concitoyens mais bien sur leur intelligence, doit se saisir avec enthousiasme et volonté de la manière dont il faudra accompagner cette transition, l’intégrer dans une démarche inclusive où les nouvelles technologies et la robotisation servent l’humain sans l’asservir et en profiter pour poser les jalons d’une transformation de la place du travail au XXIème siècle.
Car contrairement aux précédentes révolutions technologiques, où principalement seules les tâches répétitives, ingrates et pénibles étaient remplacées, l’automatisation est aujourd’hui munie d’une intelligence artificielle qui pourrait également s’accaparer les tâches administratives, scientifiques et intellectuelles. Il existe aujourd’hui des logiciels capables de dresser et d’analyser toute jurisprudence remplaçant par-là les tâches habituellement confiées aux avocats stagiaires. On voit naître, à nos frontières, en Allemagne, des sociétés entièrement robotisées où un humanoïde vous accueille à votre arrivée et vous tend sa carte de visite à votre départ. Des algorithmes pourront peut-être un jour se substituer aux élus, pulvérisant ainsi nos régimes démocratiques.
Ne rien faire et laisser le marché décider, c’est abandonner des dizaines de millions de personnes dans un avenir incertain, qui enterrera les plus précarisés d’entre nous et qui fragilisera aussi les classes moyennes dont la paupérisation est largement amorcée. C’est aussi une forme de lâcheté inconsciente : ne pas s’emparer d’un monde nouveau à construire alors que l’ancien monde disparaît et ne reviendra plus.
Tout rigidifier par des contraintes stérilisantes alors que le monde change autour de nous et que les aspects potentiellement positifs de cette évolution pourraient apporter des réponses fondamentales aux problèmes posés n’est pas une solution. Le frein à l’innovation est tout aussi inacceptable.
Pourrait-on concevoir, qu’un jour, tout notre savoir-faire soit transcrit en un algorithme logé dans le Big data que les robots pourraient s’approprier pour nous remplacer ? J’en doute. Mais la question mérite d’être soulevée. Et les bases pour un avenir où robots et humains cohabitent dans une entente saine et non-destructrice doivent être posées. Il faut définir de nouvelles règles, où l’innovation technologique concoure au progrès humain, où les fruits de la croissance économique sont redistribués justement, afin de préparer et d’accompagner cette transformation radicale.
Il faut arrêter d’entretenir la confusion entre la modernité et le progrès : un robot est une technologie moderne, efficace et compétitive mais sert-elle le progrès humain si elle contribue aux pertes d’emplois, à la déshumanisation de la société et à l’absence de liens ?
Je voudrais que l’on cesse, par confort, de soigner les symptômes et non les causes. Toute passivité serait inexcusable.
Les conséquences sur l’emploi sont souvent déniées par certains car ils affirment péremptoirement que les métiers voués à disparaître seront remplacés par de nouveaux (oublieux de dire que des millions d’emplois pas ou peu qualifiés disparaîtront à jamais). L’OCDE estime que la quatrième révolution industrielle emportera 5 millions d’emplois. Précisément, 2 millions d’emplois seront créés contre 7 de perdus ! Pour les pays qui ratent le virage de l’internet des objets et du big data pour transformer leur économie, tout porte à penser que les réveils seront très douloureux.
Un monde où les robots se crèveraient à la tâche pour que les humains puissent mieux vivre ferait presque rêver, mais les bénéfices de cette automatisation extrême seraient-ils distribués autrement qu’aux seuls actionnaires ? Ces gains doivent contribuer au financement de mesures telles que le maintien d’une sécurité sociale forte et universelle, la réduction du temps de travail, la modernisation de notre système éducatif, le renforcement qualitatif de la formation aux nouveaux métiers, l’accès à l’éducation permanente et à la culture… Il s’agira également de repenser globalement et de façon équilibrée l’ensemble de la fiscalité des entreprises dans ce contexte. Je souhaite dès à présent qu’une réflexion profonde soit menée au sein du Sénat, afin d’appréhender les conséquences qu’ont et auront la numérisation et les avancées technologiques sur notre économie, mais aussi sur nos modes de vie, notre manière d’être, nos choix de vie ou encore l’occupation intelligente de notre temps devenu libre.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en Belgique, les mondes politique, économique et syndical ont construit la sécurité sociale. Face aux périls sans précédent générés par l’innovation numérique mais aussi face aux atouts immenses qu’elle recèle, j’en appelle à un nouveau pacte social qui constituera le socle partagé et solidaire d’un humanisme numérique. Avec demain, 200 millions de demandeurs d’emplois de par le monde, ne serait-il pas temps de rendre les inégalités audibles et d’associer la révolution numérique à une révolution intellectuelle ?
– Christophe Lacroix –